La psychiatrie selon feu Félix Guattari

Publié le par autrelieu.over-blog.com

Un livre est imprimé, des souvenirs émergent. Ceux d’un temps où des journalistes pouvaient accompagner un instant des philosophes sur le chemin de la psychiatrie ; pour le plaisir, ou presque. On exagère bien sûr. On le fait comme doivent, dit-on, le faire les journalistes ; faute de quoi ils ne le restent guère. A dire le vrai, plus que d’exagération, c’est d’angle qu’il s’agit : montrer sous un angle donné pour (tenter de) mieux faire comprendre. Postuler que tout ne peut être dit ; et dès lors accepter l’idée que rapporter comme le font les reporters, c’est choisir parmi le réel l’histoire qui dira ce réel. C’est traduire, tout simplement.

 

Pour ce qui nous importe aujourd’hui le livre qui sort des presses[1] est publié par les Nouvelles Editions lignes en partenariat avec l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine. Les souvenirs que ce livre réveille sont ceux de faits datant d’un quart de siècle. Un beau jour on prend place dans la voiture automobile de Félix Guattari sans très bien savoir qui il est ; sinon qu’il a un nom et une œuvre. Philosophe donc, mais aussi psychanalyste, militant à l’extrême, écologiste. Guattari a alors, avec Gilles Deleuze, tous les attributs de la star intellectuelle. En rit-il ? Ce jour-là on l’aurait juré, ou presque.

 

Départ du siège du Monde, rue des Italiens. Les Grands Boulevards. Le périphérique. Direction le sud-ouest vers le riant Loir-et-Cher, commune de Cour-Cheverny, clinique de La Borde. Arrêt-buffet sur l’autoroute avant Orléans. On rit, il dévore. On bavarde, il pense. Une jeune femme, charmante, accompagne Félix, vorace et rêveur. Une partie de campagne, ou presque.

 

Qui se souvient aujourd’hui de ce qu’était La Borde, dans le monde des années 1980 et celui de la psychiatrie ? Ou plus précisément qui serait aujourd’hui capable de dire simplement ce que pouvait être cet espace ? Une grosse bâtisse du XIXe siècle, ses dépendances, un poulailler et des chevaux, des cochons sans grilles, une lingerie sans blouses blanches. Le tout sur quelques hectares de bois campant sur les frontières de la Touraine et de la Sologne ; le tout immergé dans une folie qui pouvait prendre d’autres visages. On parlait alors avec passion, à l’endroit de La Borde, d’une psychiatrie différente et non d’une antipsychiatrie comme la mode, déjà, l’aurait voulu. Ainsi, au risque de décevoir, il faut rappeler que La Borde ne fit jamais une croix sur les médicaments psychotropes ou sur la pratique des électrochocs.

 

L’aventure hors les murs de cette communauté thérapeutique a démarré, ici, en 1953 lorsque le domaine fut acquis (à crédit) par le Dr Jean Oury. Expliquer La Borde ? Beaucoup s’y sont essayés. Souvent sans se faire bien comprendre. «Depuis sa création, résumait volontiers Jean Oury, la clinique de La Borde s’inspire des mêmes principes, ceux de la psychothérapie institutionnelle. L’établissement psychiatrique, qu’il soit dans ou hors des murs, est malade. Malade de sa dépendance financière vis-à-vis des secteurs étatiques ; malade du fait des nécessités inhérentes à sa gestion ; malade du fait de la fonction qu’il assure pour la société (un lieu pour la… ségrégation) mais malade aussi de par son imprégnation par l’ensemble des "idées reçues" de cette société. Tout groupe – ou regroupement – est "malade", traversé des phénomènes de contagion, de rivalités, terrain propice à la persécution, à la formation de "clans" ou à l’isolat défensif. Que peut alors devenir un malade psychotique ou simplement "fragile" ballotté dans cette maladie du groupe ? La psychothérapie institutionnelle refuse de faire l’économie de cette double problématique. Non qu’elle puisse la supprimer. Mais il est nécessaire d’en tenir compte et de la travailler pour s’adresser à un sujet. En ce sens, on peut la comparer dans son rapport avec la thérapie des psychoses, à ce qu’est l’asepsie à la chirurgie.»

 

Traduire un tel discours ? A La Borde, on trouvait des structures en perpétuel remaniement avec néanmoins quelques invariants structurants : la liberté de circulation des malades et l’importance accordée aux clubs thérapeutiques et aux réunions de tous ordres (pour lutter contre le classement, la hiérarchie massive, la ségrégation et l’uniformisation). Rien d’autre ? Bien peu. Mais parce qu’elle bouleversait la pratique psychiatrique traditionnelle (soignants et soignés peuvent parfois échanger leurs rôles), parce qu’elle correspondait à une passion intellectuelle pour la maladie mentale, parce qu’elle avait pris en charge des malades célèbres et parce qu’on y retrouvait M. Guattari parmi les soignants La Borde nourrissait un mythe bien vivace.

 

En ce début du printemps de 1987, le prétexte du reportage pour Le Monde n’avait rien de bien prestigieux : un différend budgétaire avec la Sécurité sociale. De très graves difficultés pouvaient remettre en cause l’existence de l’établissement et le journal parisien avait été appelé à la rescousse, La Nouvelle République du Centre-Ouest ne pouvant plus grand-chose pour faire entendre la raison. Car clinique privée mondialement célèbre, La Borde était aussi une clinique conventionnée, c’est-à-dire assujettie à un prix de journée par malade, fixé par la convention de la Sécurité sociale. Et les comptables d’Orléans entendaient que l’effectif ne dépasse pas 95 malades (contre 113). Soit, au prix de journée d’alors (moins de 400 francs français), la faillite assurée.

Le papier qui parut dans Le Monde eut-il un quelconque effet ? On peut raisonnablement en douter. En novembre de la même année, on assista toutefois à un événement sans précédent dans le paysage psychiatrique français : un groupe de quatre cents médecins psychiatres des hôpitaux publics lançait un appel pour tenter de sauver cette clinique. La Borde survécut.

 

«Félix est mort subitement à La Borde dans la nuit du 28 au 29 août 1992, il avait 62 ans, écrit Jean Oury dans le post-scriptum de l’ouvrage dont nous parlons. Il y a quinze jours, nous étions assis, l’un à côté de l’autre, et nous regardions une pièce de théâtre longuement travaillée par une vingtaine de «pensionnaires» ; il faisait beau, très beau, cette fin d’après-midi, sur la pelouse. Entourés de tout un monde bigarré, plein de passions subtiles. Je lui disais que ce serait bien de «retenir tout ça, pour enfin mieux articuler ce dont nous parlions depuis trente ans et que nous appelions, entre nous, sur sa proposition, un "objet institutionnel". C’est toute une histoire. J’en avais parlé à Lacan à l’époque ; peut-être pas l’objet "a", mais peut-être l’objet "b"… Pourquoi pas m’avait-il répondu, en soulignant l’extrême difficulté…»

 

Trois ans avant de mourir, Félix Guattari nous avait accordé un entretien. Il fut publié dans Le Monde du 6 septembre 1989 – deux cents ans après la prise de La Bastille, ou presque – sous le titre «Il faut casser le caractère uniformément étatique de la psychiatrie française». Franco Basaglia était mort en 1980, David Cooper en 1986 et Ronald Laing le 23 août de cette année-là.

 

Jean-Yves Nau (Journaliste et docteur en médecine, ancien instituteur)


[1] Guattari F. De Leros à La Borde. Préface de Marie Depuissé. Photographies de Joséphine Guattari. Nouvelles Editions lignes en partenariat avec l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, 2012.

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